Leïla Pile
Avec patience, minutie, sobriété, Leïla Pile tour à tour marche, mesure, dessine, teint, tisse,
déroule, enroule, observant systématiquement un protocole de travail précis et rigoureux
qui lui permet d’appréhender les espaces et de magnifier la matière. Chaque nouveau
contexte spatial est un terrain d’inspiration et d’expérimentation, à la fois origine et finalité
du geste de l’artiste. Sa démarche est résolument in situ par un ancrage dans la surface, une
assimilation des dimensions, une sublimation des volumes et des flux du bâti.
L’imprégnation de l’espace est rendue possible par une exploration corporelle physique et
sensible. Leïla Pile commence par mesurer avec son corps en des déambulations
topométriques. Elle reprend certains métrages anciens, auxquels elle ajoute ses propres
mesures, créant ainsi un système personnel où les unités se comptent en pas, brasses,
coudées, mains, empans, palmes, paumes. Elle le traduit ensuite dans des notes
préliminaires ou encore des dessins, qui viennent constituer un corpus de relevés de
mesures atypiques et énigmatiques. Ils sont les jalons nécessaires de la méthodologie de
l’artiste et peuvent se lire comme des partitions visuelles, où les unités se succèdent, se
croisent et se désynchronisent à la manière des musiques conceptuelles. Le travail sur la
matière est concomitant à cette appropriation corporelle, et se traduit par des interventions
subtiles et infimes dans l’espace pour mieux le révéler. Le vocabulaire plastique de Leïla Pile
se nourrit de toutes les possibilités offertes par le textile, tant dans la diversité des
matériaux que dans la multiplicité des techniques. L’artiste en prélève l’essentiel, ne
retenant que la substantifique moelle du textile : le fil. Du fil naturel, de lin ou de laine par
exemple, que Leïla Pile conserve brut dans son état initial avec ses irrégularités, ses reliefs,
puis use dans sa totalité jusqu’à l’épuisement de la matière. Elle ne cherche pas à remplacer,
mais plutôt à opérer des changements d’état – entre un pull originel et sa pelote une fois
qu’il est détricoté – ou simplement à produire de nouvelles formes. Le fil travaillé dans un
métier à tisser artisanal devient alors un ruban gradué. Déroulé dans l’espace, il raconte
l’histoire du devenir d’une ligne, qui n’est autre que celle de la surface totale et cumulée de
ce même espace. Enroulé sur lui-même, le ruban gradué permet de contenir en une main les
dimensions spatiales d’un lieu. Sa graduation se devine par une alternance de couleurs qui
correspond au rythme des unités corporelles, écrit et dessiné au préalable. La couleur est
traitée dans sa matérialité, ses contrastes et ses intensités, plus ou moins saturée selon les
jeux de tissage et de croisement de fils.
Déployées, les lignes de Leïla Pile engendrent à leur tour de nouvelles formes dessinées à
l’échelle d’un lieu, devenant un espace dans un espace que les corps peuvent parcourir. Ses
installations dans toutes leurs étapes suscitent des déplacements inédits, des circulations
marchées spontanées, qui régénèrent le rapport à l’espace et à l’œuvre.
Andréanne Béguin