Sarah Illouz & Marius Escande

Voilà trois ans que Sarah Illouz & Marius Escande travaillent en duo. Dans un texte pour le 67ème Salon de Montrouge, on peut lire que leur pratique « explore la sculpture, l’installation, l’art textile et les arts numériques. Ils conçoivent des dispositifs, des façons de vivre, de se connecter et de penser ensemble, d’habiter et d’apprendre avec les autres et de manière locale. » C’est beaucoup dire et pas assez tant leurs démarches intriquent de savoir-faire, d’enjeux, de concepts et de références. Je ne les épuiserai pas.

Le temps de résidence a été dévolu tant à la production qu’à la recherche. Sans doute les essais d’impression sur toile enduite à la cire d’abeille constituent-ils la part la plus empirique du travail effectué à Liège. Ils aboutiront à la mise au point d’une suite de pièces pour un solo show (Du bois duquel nous sommes faits) à partir de septembre 2024 au Centre d’art Le Shed à Rouen. « Aux RAVI, nous avons consacré beaucoup de temps à développer le protocole de l’exposition, explique Marius Escande. Il repose sur un matériau – le bois – et ses déclinaisons : massif, aggloméré, vivant, mort, industriel … dans ses rapports entre humains et non-humains. »

Les artistes ont par ailleurs poursuivi la mise en œuvre d’un triptyque monumental en feutre, à sujets mythologiques ayant en commun l’implication de matériaux textiles. Le premier volet achevé en 2023 traite le récit de Jason et la Toison d’Or suivant une gravure illustrant un ouvrage du pédagogue Pierre Blanchard (Mythologies de la Jeunesse), dont la première livraison remonte à 1801. C’est de la même source que provient le modèle pour la tapisserie exécutée à Liège. Trois figures féminines au visage sévère s’occupent de la destinée des hommes : Clotho fabrique le fil de la vie ; Lachésis le déroule ; Atropos le coupe. La migration de l’image d’une estampe sur papier à un dessin en matière textile est féconde. D’abord, il y a le changement d’échelle : les planches gravées du livre de Blanchard sont organisées en quatre vignettes de petit format ; leurs interprétations en feutre sont monumentales (3×2 m). En outre, la maîtrise technique permet de rendre la composition jusque dans les détails. Mais le processus réserve des surprises. On le sent avec la déformation du visage d’Atropos ou dans la souplesse des enchevêtrements de traits au registre inférieur. Il faut avoir à l’esprit que l’exégèse du mythe importe autant que ce que l’usage du fil implique. Les sous-titres écrits en grandes lettres au dos des tapisseries sont à cet égard explicites : au verso de Jason s’empare de la Toison d’Or, on peut lire : « En 2023, en Belgique, le prix de vente de la laine ne couvre plus le coût de la tonte » ; « Aujourd’hui on brûle la laine, il faut la valoriser » occupe tout le revers des Parques. Et Sarah Illouz de reprendre : « La première pièce fait le constat d’une situation déplorable que nous ressentons comme un effet néfaste du capitalisme. La deuxième énonce les choses : on brûle la laine des moutons même si elle n’est pas bon combustible parce que, en tant que déchet de catégorie 3, c’est la façon la plus économique de se débarrasser des énormes excédents. La troisième devra apporter de l’espoir. » On comprend la dimension écologique du projet. Mais ce n’est pas son unique sujet. Il faut en effet compter avec la volonté des artistes d’amalgamer dans une installation à la sensibilité contemporaine leur intérêt pour les matériaux naturels et locaux, pour les techniques ancestrales, le do-it-yourself, le savoir-faire manuel, l’économie des moyens, le low-tech et bien d’autres choses encore.

Ces préoccupations sont encore engagées dans une autre pièce (Quercus) sur laquelle Sarah Illouz et Marius Escande ont travaillé à Liège : une installation pour le Centre d’art contemporain Vent des Forêts. L’atelier des RAVI a permis de manufacturer et de teindre le feutre qui sera joint à la structure en bois construite entre Lahaymeix et Villotte-sur-Aire en récupérant un chêne tombé dans la forêt de Marcaulieu. « Nous l’avons presque entièrement recyclé, en ce compris l’écorce qui a servi à fabriquer la teinture, explique Marius Escande. Les morceaux du tronc et les branches nous ont permis de composer une structure organique en s’appropriant des techniques traditionnelles de charpenterie. Elle est protégée par une peinture dite ‘suédoise’ que nous avons préparée à base de colle de farine, de pigments, d’huile de lin, de savon noir et de sulfate de fer. Le choix d’une couleur verte est dicté par la volonté d’obtenir un aspect proche de celui du bois quand il est enveloppé de mousse. A la bonne saison, Quercus se fondra dans son environnement et, en automne/hiver, elle ressortira. » L’inauguration est prévue le 13 juillet 2024.

Pierre Henrion